CHAPITRE V
Quelques heures plus tard, après une halte dans un pub pour déjeuner, ils arrivaient à St John’s Wood Road, où Holman habitait un immeuble ancien mais bien tenu. L’ascenseur les emmena jusqu’au dernier étage. L’appartement était peu meublé, ordonné, confortable. Quelques tableaux ornaient les murs ; sinon, la décoration était réduite au minimum. Dans un angle grimpait une plante dont le tronc élancé et nu était couronné d’une belle hampe d’un feuillage foisonnant. John prétendait en riant qu’elle avait fait le mur du Jardin Botanique de Londres et trouvé le chemin de chez lui, simplement parce qu’elle cherchait quelqu’un à aimer. En vérité, il l’avait volée bien des années auparavant, lors d’une incursion nocturne dans ledit jardin botanique, en compagnie d’amis aussi éméchés que lui. Comme il ignorait complètement le nom scientifique du végétal, il l’avait baptisé George.
La chambre donnait sur une terrasse où il avait passé maintes soirées d’été à contempler les étoiles, dans une paix qui contrastait avec cette partie de lui-même qui réclamait l’excitation du danger. Le seul luxe qu’il s’était permis était le lit. Il aimait dormir autant que faire l’amour ; quand il dormait, il détestait être gêné par une partenaire ; et quand il faisait l’amour, il détestait être gêné par un lit. En toute logique, son lit occupait donc la majeure partie de sa chambre qui n’était pas immense. La première fois qu’elle l’avait vu, Casey avait été prise de fou rire ; puis, à partager cette couche de luxe, elle était devenue immensément jalouse du passé de Holman. Mais avec le temps, elle avait mûri ; elle acceptait maintenant la vie que, de toute évidence, il avait menée auparavant.
Elle lui fit du café pendant qu’il s’affalait sur un siège, en ôtant ses chaussures pour plus de confort. Quelques instants plus tard, elle revint avec un plateau qu’elle posa sur le sol, et s’assit à ses pieds.
— Comment te sens-tu à présent, John ? questionna-t-elle avec douceur.
— Un peu fatigué, simplement. On appelle cela « dépression post-hospitalière », je crois ?
Elle lui massait la plante des pieds d’un air absent.
— John, j’ai décidé de quitter Theo.
Encore une habitude qu’il jugeait irritante sans raison, celle d’appeler son père par son prénom.
— De quitter... ?
De surprise, il s’était redressé, et scrutait son visage comme s’il y cherchait une confirmation ou un démenti.
— De quitter Theo, oui. Tu sais, j’ai fait beaucoup de découvertes quand tu étais à l’hôpital. La principale, c’est que je t’aime plus que je ne pensais pouvoir aimer. Plus que Theo. Plus que tout au monde. J’ai failli renoncer, chéri, j’ai failli t’abandonner quand j’ai cru que je ne pouvais plus rien pour toi.
Il se pencha vers elle, prit son visage entre ses mains, sans un mot.
— Ton comportement, les paroles que tu prononçais, c’était si effrayant, John... Je ne pouvais pas croire que c’était toi.
— Ce n’était pas vraiment moi, Casey, dit-il doucement.
— Je sais, John. Mais j’ai vécu un cauchemar. Ne pas savoir si tu guérirais, si nous nous retrouverions un jour, si même tu me tiendrais contre toi, comme maintenant... J’ai appelé Theo. J’allais te quitter, rentrer à la maison. Mais en lui parlant, j’ai compris que c’était impossible. Le lendemain, je suis retournée à l’hôpital et ils m’ont annoncé que tu risquais de mourir... Alors, j’ai compris que je ne serais rien sans toi. Mes liens avec mon père n’auraient jamais la même force, il ne pourrait jamais te remplacer.
— Casey...
— Crois-moi, John.
— Casey, écoute-moi. Donne-toi une semaine ou deux avant de prendre une telle décision.
— Ce n’est pas la peine. Je sais.
— Bon, fais-le pour moi alors. Tu as traversé trop d’épreuves ces temps-ci. Je veux que tu sois absolument sûre de toi – pour notre plus grand bien à tous les deux.
— Mais toi, John ? Es-tu sûr de tes sentiments ?
Il se renfonça dans son fauteuil.
— Ne me demande pas de te répondre, pas encore. Avec tout ce qui m’est arrivé, je ne peux plus être sûr de rien pour l’instant.
Elle se mordit la lèvre. Fallait-il douter de son amour ?
— Est-ce pour cette raison que tu préfères me voir réfléchir ? Parce que tu as besoin d’un peu de temps ?
— En partie, oui. Je dois aussi mettre de l’ordre dans mes idées.
Elle sentit ses yeux se mouiller et posa sa joue sur le genou de John pour qu’il ne voie pas ses larmes. Il lui caressait les cheveux, ils demeurèrent ainsi un moment, sans parler. Puis elle leva les yeux sur lui.
— John, garde-moi auprès de toi cette nuit.
— Et ton père, alors ?
— Je t’ai dit que ce n’est pas l’essentiel. Je l’aime toujours, je ne renoncerai jamais à l’aimer, mais l’essentiel à présent, c’est toi. Je ne veux pas te quitter. Garde-moi au moins cette nuit.
— C’est bon, Casey, je n’ai aucune raison de me disputer avec toi ! s’écria-t-il pour détendre l’atmosphère.
— J’appellerai Theo tout à l’heure, je lui expliquerai.
Elle s’agenouilla, approcha son visage du sien.
— Ce temps de réflexion ne m’est pas nécessaire, John, mais je le prendrai tout de même. Pour toi, pour que tu aies la même certitude que moi. Et si tu décidais que tu n’as pas vraiment besoin de moi.... - elle hésita avant de s’obliger à achever — ... alors je m’en irai.
Il lui baisa les lèvres, se mit à rire soudain devant sa mine attristée.
— Tope là, Casey, le marché est conclu !
Ils burent leur café, perdus dans leurs pensées. Petit à petit, Holman se détendait. Le séisme, le brouillard, la décision de Casey, il ne voulait plus rien savoir. S’il n’esquivait jamais vraiment un problème, il lui arrivait de l’enfouir pour l’exhumer quelque temps après. Il était d’humeur aussi changeante qu’un ciel anglais, trait de caractère qui ravissait Casey-et l’exaspérait à l’occasion. Mais cette fois, parce qu’elle aussi avait besoin de souffler, elle l’accueillit sans déplaisir.
Il la contemplait, une certaine lueur dans l’œil.
— Figure-toi qu’une semaine d’hôpital, ajoutée au fait qu’on ne s’était pas vus le week-end précédent...
— Oui, eh bien ? sourit-elle.
— Eh bien, je me fais l’effet d’un moine très célibataire.
— Ce n’est pas mauvais pour toi !
— Quoi ? Et si je deviens aveugle ?
Elle rit de bon cœur.
— Je croyais que tu voulais te reposer ?
— Absolument. Allez, au lit !
— Promets-moi d’abord une chose.
— Tout ce que tu veux.
Il entreprit d’ouvrir sa blouse, s’impatienta de ce que le deuxième bouton lui résistait. Elle le défit pour lui.
— Promets-moi que tu reviendras demain après ton rendez-vous avec Spiers. Tu ne vas pas te lancer dans une autre mission ?
— Tu plaisantes ! Je m’octroie le reste de la semaine, même si tout le pays craque par le milieu !
Le chemisier libéré de la jupe, il posa sa main sur la poitrine de la jeune fille, glissa un doigt sous la dentelle de son soutien-gorge.
— Et toi, ma douce ? Tu ne pourrais pas avoir quelques jours de congé ? s’enquit-il comme elle lui déboutonnait sa chemise.
— Oh ! Rien de plus facile. Je suis renvoyée.
La main de John s’immobilisa.
— Quoi ?
— Quand j’ai téléphoné au patron pour l’informer que je passais la semaine à ton chevet, il m’a dit poliment de ne pas revenir, qu’il me remplacerait.
— Le salaud !
— En fait, je me sens soulagée, avoua-t-elle avec un rire. Il était jaloux de mes vêtements, il devait s’imaginer qu’ils feraient mieux sur lui.
Holman se leva d’un bond, en arrachant sa chemise déboutonnée. Il saisit la main de Casey, l’entraîna vers la chambre.
— Toi, à mon avis, tu as besoin d’être réconfortée.
La foule qui se pressait le long de Marsham Street réjouissait Holman. Après le confinement forcé de l’hôpital, il appréciait de flâner au milieu d’une population normale de gens actifs. Comme une colonie de fourmis dans les fissures d’une pierre, se disait-il en les regardant s’engouffrer dans leurs bureaux non sans regret pour le beau soleil du matin qu’ils abandonnaient au profit de la lumière artificielle de tubes fluorescents ; les individualités réapparaîtraient ensuite, après la brève hibernation de ce voyage vers le travail.
Holman pénétra dans le grand immeuble sévère de l’Environnement, prit l’ascenseur jusqu’au huitième étage. Il salua madame Tribshaw, une secrétaire d’âge mûr, papillonnante, qu’il partageait avec un collègue, et la rassura sur son état de santé, excellent malgré sa mésaventure, puis entra enfin dans son bureau dont il ferma la porte malgré les questions enflammées de la dame quant à l’ampleur de ses blessures.
Son collègue, un Ecossais enjoué qui n’avait qu’une trace d’accent, leva les yeux pour l’accueillir avec un sourire ironique.
— Alors, John, que diable t’est-il arrivé, mon vieux ?
— C’est une longue histoire, Mac, je te la raconterai, à l’occasion, autour d’un verre.
McLellan continua d’examiner Holman sans cesser de sourire. Ils avaient souvent collaboré lors de missions diverses, savaient qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre dans les situations épineuses. McLellan, l’aîné des deux, était aussi le plus idéaliste. Il prétendait envier l’existence de célibataire de son compagnon, et savourait secrètement sa propre vie de famille. Trois enfants – deux garçons et une fille –, une femme rousse irascible mais généreuse, une moitié de pavillon dans le meilleur coin de Wimbledon suffisaient à son bonheur. Le travail était son échappatoire. Si c’était Holman qui assumait généralement les missions les plus risquées, on choisissait parfois son collègue pour celles qui exigeaient de la ruse, du doigté. Mais habituellement, ses tâches relevaient de la routine, qui réussissait rarement à l’ennuyer. Ce qui le ravissait, il l’expliquait souvent à Holman avec humour, c’est que lui, petit Ecossais de Glasgow, contribue à mettre au pas d’arrogants capitalistes, imbus de leur argent et gros pollueurs. Ou encore, qu’un modeste fonctionnaire, économiquement faible comme lui, puisse trouver la faille dans les plans de son propre gouvernement pour détruire la campagne. Son gouvernement, autrement dit son employeur. Bien sûr, ses informations n’étaient pas toujours mises à profit. La vérité l’obligeait même à admettre qu’elles n’étaient suivies d’aucun effet dans cinquante pour cent des cas. Mais la satisfaction que lui procuraient les cinquante autres le payait de tout. Holman le traitait d’infiltrateur communiste, ce qu’il lui concédait en riant, bien qu’ils sachent l’un et l’autre que c’était fort loin d’être exact. Travailler ensemble leur plaisait infiniment à tous deux, McLellan parce qu’il avait alors l’occasion passagère de mener une vie de célibataire, Holman parce qu’il appréciait l’humour pince-sans-rire de l’Ecossais.
Ayant achevé de vérifier que, physiquement au moins, Holman se portait bien, Mac annonça :
— Spiers te cherche, il a appelé vers neuf heures et demie. Il voulait savoir où diable tu étais.
Holman contourna son bureau avant de s’y asseoir pour parcourir rapidement les mémos qui s’y étaient empilés en son absence.
— Rien ne change, hein ? observa-t-il en examinant une liasse de rapports écrits sur papier gris. On s’absente une semaine, on s’imagine que tout aura évolué dans l’intervalle ; on revient avec le sentiment d’être devenu un étranger et, au bout de cinq minutes, on a renoué avec cette bonne vieille routine.
— C’est bien possible, mais si j’étais toi, je renouerais avec la bonne vieille routine d’aller voir Spiers aussi sec.
— D’accord, j’y vais. Je te vois tout à l’heure, ensuite je décroche le reste de la semaine.
— Sacré veinard ! s’exclama Mac.
Son sourire s’effaça un instant comme il ajoutait :
— Je suis content que tu sois en bonne forme, John. Spiers n’en a pas raconté grand-chose, mais j’imagine que tu as vécu un sale moment. Tâche de te ménager, mon vieux.
— Pas de problème, Mac. Merci.
En sortant, il adressa un clin d’œil à madame Tribshaw, main levée pour se protéger d’un mitraillage de questions, et prit l’escalier qui menait au neuvième étage, où Spiers avait son bureau. A sa vue, la secrétaire tressaillit et cessa de taper.
— Il est là ? lui demanda-t-il.
— John ! Vous allez mieux ? questionna-t-elle avec une joie si évidente qu’il en fut légèrement embarrassé.
— Ca va, merci. Il est là ?
— Pardon ? Ah ! oui, vous pouvez entrer. Que vous est-il arrivé, John ? On nous a dit que vous étiez pris dans cet affreux tremblement de terre.
— Je vous raconterai cela plus tard.
Il frappa à la porte avant d’entrer dans le bureau. Spiers leva les yeux de ses papiers, l’étudia au travers de ses verres épais.
— Ah, John. Tout va bien ? Bon. Asseyez-vous, je suis à vous dans un instant.
Holman eut le temps d’étudier le crâne chauve que lui présentait son patron qui poursuivait sa lecture. Enfin, Spiers rassembla ses papiers en une pile bien nette qu’il posa sur un coin de son bureau, et fixa sur Holman un regard dont on ne savait s’il était pénétrant ou s’il ne voyait rien.
— A nous, John. J’ai vu vos films et examiné les montages. Ils comportent quelques éléments curieux, c’est vrai, mais rien qui puisse nous concerner vraiment. Les vues de la campagne prises à l’intérieur du périmètre sont très intéressantes, nous y reviendrons. Auparavant, j’aimerais que vous me fassiez un second récit du tremblement de terre. Reprenez tout depuis le début, en n’omettant aucun détail.
Holman relata tout ce dont il se souvenait jusqu’au sauvetage de la fillette ; au-delà, sa mémoire était vide.
— Essayez de vous rappeler, John, l’exhorta Spiers penché en avant sur son bureau. Avez-vous entendu une explosion avant que la terre ne s’ouvre ?
— Non, absolument pas. Je n’ai entendu qu’un grondement, et puis le craquement du sol ; ce n’était pas une explosion, j’en suis certain.
Spiers se rencogna dans son fauteuil, ôta ses lunettes qu’il se mit à polir avec son mouchoir. Il s’éclaircit la gorge soudain, et se frotta l’arête du nez entre le pouce et l’index, comme s’il était fatigué, puis rechaussa ses lunettes et se pencha de nouveau en avant.
— Savez-vous, John, qu’on a signalé un nuage de fumée s’élevant de terre juste après qu’on vous a remonté ?
— Vous croyez qu’il s’est produit une explosion ?
— C’est possible.
— Une explosion qui aurait un rapport avec la base militaire ?
— Non, non. Nous n’avons absolument rien sur quoi fonder un tel soupçon. Vous-même disiez que cela vous paraissait fort peu vraisemblable.
— Je sais bien, mais... Je commence à m’interroger à présent. Qui sait ce qu’ils fabriquent là-bas ? Hier, sur le chemin du retour, je suis tombé en plein brouillard. Du brouillard par une journée d’été aussi chaude ? Auraient-ils conçu un dispositif d’un nouveau genre, un écran de fumée destiné à isoler leur coin du reste de la région ?
— Allons, soyons sérieux. Il peut y avoir des tas de raisons à un tel phénomène, un changement de température, une usine locale, que sais-je ? J’ai moi aussi traversé une zone de brouillard en descendant vous voir. Les brumes sont fréquentes à cette époque de l’année dans la plaine de Salisbury. Tout n’est pas imputable à la base militaire, tout de même !
— Mais vous pensez qu’elle a un rapport avec le séisme ?
— Je ne crois rien de tel. Sous certains aspects, le ministère de la Défense encourt notre réprobation à tous les deux, j’en conviens. Mais de là à les croire assez irresponsables pour provoquer un pareil désastre, non !
— Et mes photos ? Elles montrent des choses plutôt bizarres, non ? Vous avez vu le dôme ?
— Elles ne prouvent rien ! lança Spiers avec un peu trop de véhémence.
Il s’en aperçut, se carra dans son fauteuil avant de poursuivre sur un ton plus calme :
— De toute façon, je les ai détruites.
— Que dites-vous ?
— Imaginez-vous au devant de quels ennuis vous iriez – et tout le service avec vous – si l’on découvrait que nous détenons des photographies d’installations militaires secrètes ?
— Mais alors, pourquoi m’avoir envoyé là-bas ?
— Pour prendre des photos, soit ! Mais il n’est pas question que nous les utilisions. Je voulais une preuve à mon seul usage, je voulais m’assurer du gaspillage de ces terres riches en sols fertiles et en sites naturels de toute beauté. Grâce à quoi je me sentirai en position de force pour soutenir que ces terrains doivent nous être restitués. Les photos que vous avez prises nous vaudraient une mise à l’écart de plusieurs années, figurez-vous !
Un soupçon traversa l’esprit de Holman.
— Vous suspectez quelque chose, monsieur ? questionna-t-il.
Spiers répondit d’une voix lasse :
— Ecoutez, je suis allé au ministère de la Défense. L’accent y est mis sur la sécurité, massivement. J’ignore si le fait est significatif. Si c’est le cas, je suis impuissant. Je rencontre cet après-midi le ministre de la Défense avec Sir Trevor Chambers ; nous espérons obtenir de lui quelques réponses à nos questions.
Sir Trevor Chambers était leur sous-secrétaire d’Etat. Personnage bourru, d’une énergie peu commune, il était effectivement de ceux qui aimaient avoir des réponses.
— Ceci, faut-il le préciser, doit rester strictement entre vous et moi, Holman.
— Et si vous découvrez que l’armée est impliquée, monsieur ?
— Alors, il faudra voir venir.
— Selon la bonne vieille formule, mais oui ! Affaire à classer, je présume ?
— Assez ! Votre esprit de rébellion n’est pas de mise ! Pour qui vous prenez-vous, à la fin ? Quant à moi, je vous en avertis...
Sa voix hésita et se tut. Sans réfléchir, Holman mit à profit sa faiblesse pour s’écrier :
— Achevons-les, pour une fois ! S’ils sont responsables, cassons-leur les bras, à ces bon Dieu de...
— Gardons plutôt notre calme ! coupa Spiers qui semblait avoir repris son sang-froid. Nous n’avons rien à gagner à...
Il s’interrompit de nouveau. Tout à sa colère, Holman n’avait pas remarqué encore le changement qui intervenait chez son chef. Il fut quelques instants à s’apercevoir que son regard était devenu étrangement vide derrière ses verres épais.
— Quelque chose ne va pas, monsieur ? s’émut-il soudain. Voulez-vous que je...
Spiers s’était levé, fixant un point situé bien au-delà de son collaborateur. Ce dernier, médusé, le vit aller à la fenêtre, l’ouvrir ; là, il se retourna ; une lueur fugitive anima son regard posé sur Holman comme si, l’espace d’un instant, il le reconnaissait. Puis tout alla très vite : il monta sur le rebord et, avant que Holman ait pu esquisser un geste, il sauta.
D’abord incapable de comprendre la scène à laquelle il venait d’assister, Holman demeura cloué à son siège, interdit. Un cri sortit ensuite de sa bouche grande ouverte, et il se précipita à la fenêtre en hurlant le nom de Spiers. La silhouette recroquevillée gisait sur le pavé, neuf étages plus bas. Sous la tête écrasée, une flaque de sang grandissait rapidement. A cette distance, on ne distinguait vraiment qu’un avant-bras absurdement dressé, le coude au sol, les doigts de la main s’ouvrant et se serrant en un mouvement spasmodique. Puis le corps fut agité d’une secousse violente qui l’arqua tout entier, et il se rétracta aussitôt, pour rester parfaitement immobile. La main qui bougeait retomba.
Holman exhala un long soupir saccadé et dut s’appuyer au chambranle. Des gens couraient vers le corps disloqué, d’autres restaient à distance, en détournant les yeux. Holman se retourna : la secrétaire de Spiers était sur le seuil du bureau, le visage plein d’effroi.
— Il... il a sauté, ne sut que bredouiller Holman.
Elle recula pour se réfugier dans son propre bureau. Sur ses talons, plusieurs personnes firent irruption dans la pièce.
— Que s’est-il passé ? Qui était-ce ? cria quelqu’un.
Holman se laissa tomber dans le fauteuil qu’avait occupé Spiers quelques instants auparavant, non sans remarquer, par quelque inquiétant réflexe, qu’il était encore chaud. On se pressait autour de lui ; les yeux fixés sur le bureau, il ne répondait pas à ceux qui le questionnaient. Comment l’eût-il pu ? Il cherchait à comprendre ce qui s’était passé, pourquoi Spiers avait sauté, ce qui avait si brusquement déréglé son esprit...
Soudain, cela le submergea. Cette sensation de malaise extrême qu’il avait éprouvée quand ils avaient pénétré dans le brouillard. Voyons, c’était totalement irrationnel, c’était... Mais pourquoi fallait-il des raisons ? L’impression était là, cela lui suffisait. Il bondit sur ses pieds, bouscula dans leur surprise les personnes présentes. Il fallait qu’il voie Casey.